Table ronde avec :
Silvia Costanzo, Duván López, Rocío Durán-Barba,
Isabel Soto, Luís Mizón, Efer Arocha
Rencontre organisée par la
FONDATION ROCÍO DURÁN-BARBA
en collaboration avec la
MAISON DES AMÉRIQUES LATINES À PARIS
Mai, 2010.
La réunion fut un grand succès grâce à la participation enthousiaste des personnalité latino-américains invités:
SILVIA COSTANZO (anthropologue Argentine, consultante auprès de L’UNESCO) « Nous sommes des êtres traversés par la nostalgie d’un ailleurs: la mélancolie du tango... » Véridique.
ISABEL SOTO (psychanalyste Uruguayenne, écrivaine, spécialiste des cultures latino-américaines) « L’ingérence de la France en Uruguay... » Génial.
DUVÁN LÓPEZ (peintre, originaire de la Colombie), « Nous sommes des fils de la violence et de la terreur... » Émouvant.
LUÍS MIZÓN (poète, artiste Chilien) « L’imaginaire n’existe pas.» Délirant.
Nous avons aussi évoqué le thème envoyé par EFER AROCHA, (écrivain, journaliste de la Colombie) « Je suis la plus chérie des filles de pacha mama. » Fantastique.
La réunion fut conduite par ROCÍO DURÁN-BARBA (écrivaine de l’Équateur) « L’imaginaire à l’infini... L’imaginaire politique, voire la folie... » Vrai ?
LES OPINIONS EMISES DANS LES ARTICLES SONT DE LA SEULE RESPONSABILITÉ DES AUTEURS
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L’IMAGINAIRE LATINO-AMÉRICAIN
Rocío Durán-Barba
2010 est une année pleine de festivités à travers le monde pour commémorer le Bicentenaire de l’Indépendance des pays latino-américains. Pays frères. Chaque pays a un calendrier d’activités sur ce thème. La Fondation Rocío Durán-Barba – créée en 2009 avec un vaste
programme culturel visant, en priorité, la diffusion de la culture équatorienne – a pris l’initiative d’organiser, pour sa part, des rencontres avec des personnalités latino-américaines. Et de faire entendre, unies, les voix des différents pays de ce continent.
Dans cet esprit une table ronde a été organisée le 6 mai 2010 autour de « l’imaginaire latino-américain ». Le sujet étant idéal pour faire un point sur nos cultures. Un point sur nos rêves, nos ambitions, nos angoisses... Sur tant de pages qui parlent d’un continent qui émerveille. Evolue. S'active. Aspirant à construire des chemins pour bâtir un futur.
Ce soir-là, nous avons tous été surpris.
Dans la salle de conférences une installation artistique nous attendait. Éclairage tamisé. Contre le mur du fond. Sous un reflet magique au ton livide se dressait une scène : des cageots recouverts de différentes couleurs. Chacun entouré d’une œuvre plastique. Ici et là surgissaient de vieux pots, rongés. Quelques-uns arborant la verdeur d’une petite plante. D’autres, le parfum des mini-fleurs... Des scènes juxtaposées. Coordonnées. Animées par le langage d’un certain Paris entremêlé à quelques poèmes. L'oeuvre portait la signature de l'artiste Charlotte Noyelle (1).
Elle avait été invitée à participer à cette rencontre de manière spéciale et un peu comme par hasard. Nous venions de faire connaissance lors du Salon du Livre de Paris, au mois de mars 2010, où elle avait probablement le stand le plus beau : au milieu de milliers de livres, elle offrait une installation artistique qui faisait briller un autre langage. Celui de la création plastique. De la communication spirituelle. Une autre écriture, dirais-je. Avec une vision personnelle sur Paris. La grande ville adoucie par l'air de la nature. Un langage auquel je me suis tout de suite identifiée, car une partie de mon oeuvre littéraire est centrée sur Paris
« L’exposition éphémère » qu’elle présenta lors de notre réunion marqua l’idée d'établir une collaboration entre nous. Or, Charlotte, alors qu’elle est parisienne, s’est également aperçue que certaines de mes pages et de mes poèmes s’accordaient avec ses créations. Et c’est singulier, car mon écriture sur Paris porte l’empreinte de mon esprit décidément équatorien. Les oeuvres présentées enserraient quelques poèmes de mon livre Paris poème bleu.
La réunion se déroula ainsi, encadrée par une installation artistique. Avec pour thème un ensemble d’images d’un Paris particulier. Notre Paris. Celui où s’est épanoui et où a débordé notre imaginaire, justement. Le Paris où beaucoup de Latino-américains ont vécu, enivrés, envoûtés, émerveillés ou attrapés par son Histoire, ses mouvements, ses idées... Par ses excès, ses bontés et ses méchancetés. Par ses prodiges. Par son obsession révolutionnaire. Pour citer quelques noms parmi les plus connus : Julio Cortázar, pour qui Paris fut « la ville-mythe de l'amour ». Carlos Fuentes qui la considéra « le plus grand refuge intellectuel du monde ». Alejo Carpentier l'a perçue comme « la ville aux balcons déserts ». Pour Miguel Ángel Asturias, Paris a été « la ville où il fallait vivre de profil » …
Beaucoup d’intellectuels latino-américains ont vécu et ont écrit ici tout en s’imprégnant des lumières de Paris. Certes. Mais, plus vrai encore : grâce à leur imaginaire, ils lui ont apporté « d’autres lumières ».
Dans cette ambiance, nous nous sommes réunis le 6 mai 2010, dans la salle de conférences de la Maison des Amériques. Luiz Ferreira, son directeur, nous a souhaité la bienvenue.
L’imaginaire latino-américain est un thème sur lequel il serait fantastique de faire un répertoire. Mais il s’agit là d’une tâche impossible. On peut juste tenter de le décrire. De reconnaître ses traces ici et là. De visualiser l'univers qu’il nous a livré – surtout dans la littérature. D’écouter son écho, sa résonance aujourd’hui.
Notre Histoire est tissée dès son commencement par l’imaginaire.
Ceci avec un mélange d’humour et de férocité. Des guerres légendaires, des rites et des croyances restèrent gravés, non pas seulement dans la mémoire mais aussi dans la géographie. Il y a tant de lieux incontournables. Tel « Yahuarcocha » en Équateur, ou « lac de sang ». D’après le souvenir des indigènes, ses eaux se seraient teintées de rouge après une bataille entre les tribus des Caranquis et des Incas. Un massacre. L'épisode aurait fait plus de 30.000 morts. Les cadavres aurait été jetés dans les eaux du lac.
Au cours de la période coloniale, l’imaginaire a écrit un nombre infini de chapitres. Pour la plupart liés à l’esclavage et à la folie de l’ambition aurifère. Des histoires de fous. Avec l’intervention de démons et d’anges. La vente des âmes, de richesses et de misères. L’influence des fantômes, des sorciers, des chamans...
Et puis, à l'époque républicaine, des figures grotesques et la démesure dictatoriale ont alimenté l’imaginaire. Des épisodes d’épouvante ont parcouru le continent.
Dans ce contexte, l’évolution de nos peuples a été marquée par un imaginaire résultant de voix de différentes origines, de diverses cultures. Des voix qui se sont entrelacées, avec leurs habitudes, leurs croyances, leurs principes, leurs structures... Un mélange qui a donné vie à un univers peuplé de fantaisie mais aussi de monstres, d’irrationalités, de dieux et de diables. Coexistant à l’unisson tout en appartenant à des cosmogonies dissemblables.
Ceci explique, en partie, l’origine de notre imaginaire mais non pas sa force. Elle s’est façonnée par la suite. Car l’imaginaire a été un instrument, celui qui nous a permis de nous emparer de tout : depuis la pensée philosophique jusqu'à l’idée de la conquête de l'espace. Il s’est approprié aussi bien les inquiétudes de la tradition occidentale – qui débuta avec les Grecs–, que l'esprit des romantiques, des existentialistes, des surréalistes, ou encore le souffle des religions d’Afrique et d’Asie...
Il a été capable de tout saisir. D’en faire une base pour aborder des villes fantastiques, des espaces délirants, des êtres extraordinaires... Pour naviguer sur des mers inconnues. Arriver sur des plages internes dans le centre du monde, débordant-jaillissant par la fenêtre d’un logement inexistant.
Incompréhensible direz-vous ?
De la folie ?
Non. Juste, l’imaginaire latino-américain.
Un imaginaire fait de transgression. De démesure. De puissance-impuissance. D’arrogance. De construction-destruction... Qui se reflète dans nos vies pour montrer ce que nous sommes : une autre culture. Plus encore, des cultures diverses. Mais qui convergent dans l’imaginaire : voilà le point le plus important. Sur cet horizon, nous nous retrouvons: une même façon d’exister, de sentir, de parler, d'appréhender la réalité et la fantaisie nous unit. Plus encore, la même forme de vivre ou de fuir la vie. De voir ou d'ignorer le monde. Une même façon d'aimer. De sentir. De danser. D’interpréter. De chanter l'existence. Et ceci, partout : dans tous les pays. Dans n’importe quelle rue, bar, maison ou chaumière... Dans n’importe quel recoin de nos paysages.
L’imaginaire politique, voire la folie.
Le thème de la réunion m’a conduite, personnellement, à me pencher sur une brève réflexion à propos d’un des sommets de l’imaginaire latino-américain : l’imaginaire politique, voire la folie de l’univers politique.
Bien qu'il soit certain que nous ne sommes pas, et de loin, l’inventeur de la figure du dictateur, nous l'avons reproduit sur tout le continent. Et ceci, avec le dénominateur commun de la folie. Pouvoir et folie se sont souvent conjugués pour enfoncer les pays dans la stagnation, ou dans le fossé du recul en un cercle concentrique progressif.
L'exercice du pouvoir politique en Amérique latine non seulement est passé de ce qui peut être réel à ce qui est fictif. Il est arrivé à ce qui est inimaginable (2). Nous avons eu des personnages qui ont dépassé toute fiction romanesque : des dictateurs qui ont été plutôt des monstres, solitaires. Obsédés par l'amour et la haine. Cultivés ou semi-analphabètes. Dans les deux cas capables de concevoir des projets d’horreur. Troublés par l'exercice du pouvoir démesuré. Installés dans des palais gouvernementaux pharaoniques destinés à la construction des rêves, transformés en marais où les cauchemars proliféraient (3).
En Équateur, le délire politique a été présent tout au long de notre Histoire, bien que sous une autre forme. Nous n'avons heureusement pas eu de dictateurs au comportement criminel. Nous avons connu des scènes dignes d’un asile de fous. À titre d’exemple, évoquerai-je un président appelé « le fou » (même s’il y a en eu plusieurs) qui chantait et dansait à la TV avec des filles – en tenue de claudettes – avec pour objectif d’amuser le peuple...
En Équateur, nombre de dirigeants politiques ont incarné une folie originale. Pour la plupart inspirés, avec obsession, par notre grand personnage historique : José María Velasco Ibarra. L’idole du peuple. Appelé, justement, « Le Fou ». Un fou particulier parce que philosophe ; un intellectuel ; un homme honnête. Et surtout : un révolutionnaire. Avec quelques centimes qu'il sortait de sa poche pour offrir à un misérable, il croyait faire la révolution. Il vivait convaincu qu'il était le « sauveur du peuple ». Le peuple aussi, d’ailleurs. Violent. Impossible à raisonner, à dialoguer. Un Don Quichotte. Il n’hésitait pas à mettre à la porte ses ministres et collaborateurs du jour au lendemain... En même temps, il fermait les yeux sur ceux qui pillaient le pays et exploitaient le peuple. Préférait-il ignorer tout cela ?
Velasco Ibarra fut le maître du populisme. Mais d'un populisme digne de l’imaginaire. Capable de tenir en état de fascination le peuple. Plutôt en état d’hypnose, pendant des heures interminables, sous le poids de sa parole. Par la magie de ses discours intellectuels auxquels le peuple ne comprenait pas grand chose... Fasciné par la France, ses philosophes et sa Révolution légendaire, il fut un vrai francophile. Président de la République cinq fois. Cinq fois dictateur. Il vécut la plus grande partie de sa vie en exil, en Argentine.
Velasco Ibarra marqua l'Histoire de l’Équateur pendant plus de 50 ans. Et il sema le germe de la folie. Un personnage romanesque. À tel point qu’un jour, j'ai écrit un roman dont il est le protagoniste. Une satire politique sur l’exercice du pouvoir en Équateur : El loco o todos enloquecimos (Le fou, ou nous sommes devenus des fous). Un livre aux pages ancrées dans l’Historie de l’Équateur du XXème siècle. Et je dois avouer qu’il ne m’a pas valu que des critiques positives mais également quelques ennemis... C’est le prix à payer pour écrire sur la politique, même s’il s’agit d’un roman qui, par définition, est plutôt une fiction littéraire.
L’imaginaire à l’infini...
Les interventions de mes invités m’amènent enfin à affirmer que l’imaginaire latino-américain a édifié des ponts : entre la littérature et la politique. Entre l'art d'écrire et l'histoire. Entre la vie des peuples et la fantaisie. La fantaisie ancestrale et la nouvelle. Celle qui se renouvelle maintenant.
L’imaginaire latino-américain s’est construit aussi avec des Européens et depuis l'autre côté de l'océan. Les Européens ont fait des incursions sur notre continent. Quelques fois, pour l'analyser. D'autres, pour s’y installer. Dans les deux cas, ils l'ont interprété. Ils ont donné leur version. Et ceci jusqu'à nous inventer. Ou essayer d’expliquer l’inexplicable : « qui est le Latino-américain ». D’où les Andes monumentales, les forêts infranchissables, les rivières-mers, les pampas illimitées, les paysages qui avaient depuis toujours alimenté le germe de l’imaginaire, ont vu leur mystère s’approfondir. Les visions fantastiques ont proliféré malgré l'océan qui nous sépare.
Mais en réalité nos pays sont différents. Parfois, très différents, même s’ils sont proches géographiquement. Nous ne pouvons pas affirmer que nous sommes une seule culture ni que nous nous comprenons toujours. Loin de là. Nous ne pouvons pas toujours dialoguer d'égal à d'égal dans certains domaines tels la technologie, la science ou d’autres... Mais l’imaginaire est le plan d’exception. J’en suis convaincue.
Notre imaginaire est un phénomène semblable ou identique. Il nous lie.
Sur ce plan, nous communiquons. Nous nous comprenons. Nous avons une vision commune de la réalité, voire de l’irréalité. Il nous arrive de nous retrouver dans des contextes politiques, économiques et sociaux semblables, surtout à base d’imaginaire. Nos idées, nos rêves et nos délires convergent dans une certaine littérature. Ce qui s’entend comme « réalisme magique » n’est en réalité qu’un ensemble d’expressions de la vie courante sur tout le continent. Qui reste installé dans l'air. Partout.
Nous partons d’un même imaginaire et nous retournons vers lui.
Nous, les Latino-américains, nous sommes producteurs et produits de notre imaginaire. C’est dans ce cadre-là que nous avons une grande richesse commune, une force spéciale. C’est grâce à notre imaginaire que nous avons obtenu le triomphe du langage. C’est dans ce domaine que nous sommes les meilleurs. Peut-être même invincibles.
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(1) Charlotte Noyelle est spécialiste de « l'écrit dans la photographie du paysage urbain européen », elle est plasticienne-scénographe. Maquettiste au journal Que Choisir ?, elle a organisé le 1er Salon « Art & Consommation ». Elle fut photographe de la Mission Nationale du Bicentenaire de la Révolution Française...
(2) Dans plusieurs interviews, García Márquez insiste sur ce point. Selon lui « avec les dictateurs des Caraïbes le pouvoir est arrivé à prendre des formes absolument invraisemblables, inconcevables... ». « Il s'agit d'une collection de despotes illustrés ou non illustrés dont l'érudition s’est traduite par la torture, dans toute la force et la cruauté pour imposer la terreur ».
(3) À ce sujet, il faut rappeler, parmi les titres les plus connus : L'automne du patriarche de Gabriel García Márquez ; Moi, le suprême de Augusto Roa Bastos ; Le Royaume de ce monde de Alejo Carpentier, La fête du Bouc de Mario Vargas Llosa...
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