viernes, 16 de julio de 2010

UNE CERTAINE NOSTALGIE

UNE CERTAINE NOSTALGIE



Cet article a été publié le 3 septembre, 2009.


UNA CIERTA NOSTALGIA
à la mémoire de
JORGE ENRIQUE ADOUM


J’étais à Flers la pittoresque ville normande où se trouve la maison de Claude Couffon. Un lieu presque isolé où le maître de la traduction et célèbre promoteur « du boom latino-américain de Paris » profite d’un automne ensoleillé.
Le matin s’était levé paisible. Avec un visage éthéré. Une voix de pluie qui nous enveloppait nous offrant une atmosphère idéale pour continuer à travailler à la traduction d’un recueil de mes poèmes. Soudain une nouvelle nous parvint. Elle avait traversé l’océan et s’était abattue sur nous : « Jorge Enrique Adoum est parti pour toujours. » À l’instant même, nous étions en train de l’écouter:
« et je ne pourrai jamais confondre la porte
jamais me tromper de visage ni de tram
commencer le destin dans l’autre main
avec une clé ou un chapeau différents
sans parcourir le même doute et à la même heure
la même rue avec le même pied… »(1)
C’était sa voix. Le ton de ses poèmes. C’était son adieu.
L’écho et la scène surgirent d’une brève note écrite par Gonzalo Ortiz le jour de l’événement.
Nous restâmes songeurs.
Le souffle de la maison fut coupé. La verdure qui filtrait à travers les fenêtres, parmi les millions de lettres, s’assombrit. Les murs chargés de bibliothèques, la vieille machine à écrire, les recoins où s’empilaient les manuscrits dans l’intention de traverser le plafond se ternirent.
Le poème résonnait près-loin de nous. Comme s’il avait pris le chemin de la mémoire. La mémoire celui du miroir. Le miroir celui de ses reflets pour multiplier la voix de Jorgenrique à l’infini. Le poème se mêlait à son oeuvre. Il se reliait à ses idées, à ses commentaires, à ses réflexions. Il révélait déjà sa nouvelle existence : celle qui le maintiendra vivant dans ses pages innombrables. Éveillé.
La table qui trône généralement dans l’entrée de la maison de Claude Couffon – prête à empiler les dizaines de livres qui arrivent chaque jour dans l’espoir de le séduire – disparut. Sur le seuil Jorgenrique se tenait debout. Avec son sourire. Le sien. Le sourire de ses ironies. Avec son regard. Celui des réunions passionnantes. Avec son style. Celui de son écriture infatigable. Il venait « à la même heure » d’une autre heure. Par « la même rue ». Celle de ses souvenirs. « Avec le même pied ». Celui de sa vigueur. « Avec une clé ou un chapeau différents ». Il venait épris d’une certaine nostalgie.
L’écho et la vision nous poussèrent à nous transporter à Quito afin de prendre part à la cérémonie de ses adieux. Une cérémonie particulière. Comme si la mort pouvait être vécue comme un réconfort à fêter. Un pas de vie. Un arrêt de plus au long du chemin. Un point suivi. De l’abandon et de l’espoir. Comme si la mort était capable de se transformer en élixir. D’enivrer. De donner de la force pour aller de l’avant. Pour marcher vers la-nuit-l’aube.
C’est ainsi que nous étions là. Dans ce lieu-poésie. Connu par tous ceux qui approchèrent Oswaldo Guayasamín au long de sa vie. Sous nos yeux s’est dévoilée la scène : La lumière du jardin. Parmi ses verdures « l’arbre de la vie »(2). À son ombre le pot de terre. Dans son « ventre sombre et frais » ses cendres. En chantant ?(3) Tout en bavardant avec ses deux grands amis qui l’avaient précédés dans le voyage final ? Ceux qui l’attendaient, comme il l’imaginait-aspirait « avec ses larmes de vodka ». Pedro Jorge Vera, « le premier (parmi nous trois) à s’en aller, prétendant être le ponctuel, le pressé ». Oswaldo à qui fébrilement il posa la question de savoir « si la vie est l’ivresse et le décès le ressac »(4).
Nous étions là.
Nous buvions un whisky. Nous saluions sa famille et embrassions Nicole. Nous ne parlions avec personne. Nous passâmes tout droit devant le groupe musical. Il y avait tant de gens connus-inconnus et tant d’adieux!
Claude était très ému. Il fut un intime ami d’Oswaldo Guayasamín et ceci pendant longtemps. À chaque fois que Claude visitait l’Équateur il logeait dans sa résidence. Il est le traducteur en français de l’essai que lui a consacré José Camón Aznar Oswaldo Guayasamín (Barcelone, 1978). Comme l’on peut l’imaginer, il compte parmi ses trésors quelques oeuvres de notre peintre célèbre – surtout deux portraits. Il faut dire que jusqu’à maintenant il n’a cessé de regretter son absence.
Quand Claude Couffon est retourné à Quito, en 2003, après la disparition d’Oswaldo Guayasamín, la première chose qui lui vint à l’esprit fut d’aller au Musée de l’humanité(5). « De visiter son ami » dans son éternelle demeure. Dans le paradis de son jardin. Un jardin à l’esprit de fleurs. Fleurs de la moitié du monde : éternelles. Claude avait le souci de lui parler. En sachant qu’il était là. Impassible. Dans le firmament de son art. Immergé dans son inspiration. En tenant le pinceau depuis ce mirador. Peignant notre terre, ses habitants. Traduisant l’atmosphère dans laquelle baigne notre Histoire des Andes, embrassée de nuages.
Ce jour-là – 3 juillet, 2009 – sous l’ombre de « l’arbre de la vie », les cendres de Jorgenrique Adoum s’installaient pour accompagner celles d’Oswaldo Guayasamín. Devant la scène, une série de souvenirs se sont mêlés. Ceux de Claude. Les miens. Claude s’immergea dans le passé. Ce courant qui se construit-détruit sous la course intransigeante des heures. « Tant d’années partagées ! », s’exclama-t-il.

Mes pensées se tournèrent vers le mois de septembre 2008, au Centre Culturel Benjamin Carrión, à Quito, quand Jorgenrique était avec moi pour présenter notre conversation publiée sous le titre París, revuelta y fiesta(6). Ce fut la dernière fois que j’eus près de moi ses mots, son regard, son intelligence… Un moment où il savait les imprégner de « la magie de l’inoubliable ». La dernière fois que j’orthographie son nom en conformité avec sa demande et son affirmation catégoriques : « J’ai toujours été Jorgenrique »(7).

Claude se consacra à remémorer la rencontre avec Jorgenrique, à Paris, quand il travaillait à l’UNESCO : « Je ne me rappelle pas qui nous a présentés quand je l’ai connu. Je pense que c’était Darío Lara, notre commun et cher ami, qui avait un appartement à Colombes, près de Paris, où il nous invitait souvent. En tout cas, c’est là que nous nous voyions régulièrement. Les Lara nous invitaient toujours et recevaient avec beaucoup d’affection et de générosité. Nicole Lara préparait généralement des repas fantastiques, de sorte qu’autour de leur table nous passions des heures et des heures ; spécialement pendant les fins de semaine. Ces invitations étaient de véritables rencontres pour parler et discuter. Partager ces moments avec Adoum a été très agréable, non seulement à cause de sa grande culture mais par son sens particulier de l’humour, ses sarcasmes et ses opinions qui étaient catégoriques, enthousiastes et révolutionnaires.
« Je me souviens de lui comme il était alors – comme il a toujours été – avec son visage aux lignes plutôt aiguës dont la forme révélait son origine mi-orientale indiscutable. Avec sa barbe qu’il caressait surtout quand un doute l’assaillait. Je me rappelle sa manière de parler d’un ton plutôt calme, régulier, mais parfois, sous la passion, sa voix prenait plus que force, une tonalité différente. Surtout pour faire des allusions ironiques ou tranchantes envers une personne qui ne jouissait pas de sa sympathie. Ah ! alors ses paroles tombaient avec une décharge mortelle !
« Les heures que nous partagions passaient en conversations interminables, seulement entrecoupées pour boire du whisky, qui abondait sur la table de nos amis Lara. Mais je me souviens aussi des pauses que Jorge Enrique faisait régulièrement. Il arrivait toujours un moment où il restait silencieux et plongeait dans une certaine nostalgie. On aurait dit qu’il était tout d’un coup triste. Il se perdait dans une sorte de rêve qui pour les autres était inaccessible.
« Quand j’ai lu ses Memoires(8) il m’a paru curieux, même étonnant, qu’Adoum n’ait pas consacré quelques pages à Darío Lara, car je suis témoin de l’amitié et de la déférence que Darío avait pour lui… non, il n’y a pas une ligne sur tant d’heures et tant de jours partagés… »
En ce qui me concerne, j’ai évoqué le fait que Darío Lara nous a lui aussi quitté, il y a peu de temps. Personnalité équatorienne importante, il a marqué sa présence en France en représentant notre pays. En consacrant sa vie au service extérieur, à la recherche et l’écriture d’importants thèmes historiques équatoriens – dont d’excellentes études sur Jorge Carrera Andrade dont il est le biographe. En travaillant avec passion à l’Institut Catholique, puis dans le Centre d’Études Équatoriennes qu’il a fondé à l’Université de Nanterre. J’eus le plaisir de le connaître à l’Ambassade de l’Equateur à Paris, et je pus constater l’attention qu’il accorda à mes articles qui ont commencé à paraître dans l’éditorial du quotidien El Comercio, à Quito, tandis que sa colonne était déjà très connue : « Vigie de la Tour Eiffel ». Comment l’oublier ?
Claude reprit le thème de sa relation avec Jorgenrique : « Nous n’avons jamais perdu contact. Nous nous retrouvions parfois dans des réunions internationales, des événements littéraires, des rencontres d’auteurs… »
« Parfois avec Pablo Neruda ? – lui ai-je demandé. Tu as traduit toute l’oeuvre de Neruda avec lequel tu étais très lié, tu as donc sûrement quelque chose à raconter… »
« Non – affirma Claude. Je ne me rappelle pas de lui avec Neruda... En tout cas, quand il retourna à Quito, avec son épouse Nicole, nous sommes restés en contact. Chaque fois que j’ai visité l’Équateur ils m’ont fait le plaisir de m’inviter à dîner dans leur appartement. Nous revivions alors des moments d’autrefois, nous continuions des dialogues et parfois nous reprenions des discussions qui étaient restées inachevées ou continuaient à nous inquiéter. Je me rappellerai toujours son logement dans l’avenue Colón avec une belle vue sur la ville, et le sofa dans lequel nous renouvelions nos conversations sous la lumière qui se détachait du portrait qu’avait fait de lui notre ami commun Oswaldo Guayasamín. »
Il fit une pause.
Pour ma part, je me suis penchée par la même baie vitrée pour contempler ma ville. Sa couleur opale. Je ne sais pas si elle murmurait des poèmes nostalgiques. Ce dont je suis sûre c’est qu’un voile bleu l’enveloppait. Elle scintillait. Et dans son mouvement elle repassait des séquences de sa vie. Des séquences de rire-tristesse. Silhouettes. Ombres. Rencontres. Divergences. Mémoires. Images. Entre celles-ci, Jorgenrique chargé de ses livres.

« La dernière fois que nous nous sommes revus c’était avec toi – Claude me ramena soudain à la réalité –, quand je suis retourné en Équateur pour présenter ma traduction de ton premier roman, Ici ou nulle part(9) (París, sueño eterno), en 2003. Nous avions été invités à dîner chez lui. Jorge Enrique venait de publier De cerca y de memoria(10), et ce soir-là il m’a offert son livre. En le signant, il m’a dit : “il ne va pas te plaire”. Comme je le connaissais, l’affirmation ne m’avait pas beaucoup surprise, mais il avait réussi à m’intriguer pour la soirée… Je l’ai compris plus tard, en lisant l’oeuvre. En réalité j’apparais peu, mais plus spécialement dans deux épisodes relatant les jours où nous avions été invités au célèbre Congrès Culturel de La Havane, en février 1968. Bien sûr, il raconte ce qui me concerne à sa façon, avec sa plume incisive ; malheureusement, sans connaître avec précision ce qui s’était passé. S’il avait parlé avant avec moi de cela, je crois qu’il aurait écrit deux pages différentes très amusantes. »
En ce qui me concerne, je n’ai pas pu oublier cette soirée à Quito dans l’appartement de Jorgenrique et de Nicole. Elle a été spéciale. Non seulement parce que j’ai eu l’occasion d’approcher les Adoum – alors que je les connaissais peu – mais surtout parce que j’ai vécu un moment singulier, parsemé d’accords, de communication, de semences. Un envoûtement des Andes apte à désigner une rencontre s’était certainement infiltré entre nous. Une rencontre de celles qui prennent leurs racines dans le brouillard de Quito, pour toujours.
J’ai partagé une belle table dans laquelle se conjuguaient la simplicité et l’amitié, une certaine complicité, un vin excellent. Je me souviens d’une conversation riche qui bouillonnait. Se tissait-retissait dans le parfum des années à la fois inconnues et connues pour moi, puisque se présentaient pleins de personnages que j’avais eu le plaisir de connaître personnellement ou à travers leurs oeuvres célèbres. C’était passionnant d’entendre l’échange saupoudré d’anecdotes et d’expériences fascinantes, de rêves générationnels…

Je me rappelle, surtout, qu’il est arrivé un moment où Nicole et Claude conversaient avec tant d’enthousiasme, que Jorgenrique me prêta toute son attention. Je ne saurais pas dire pendant combien de temps nous avons parlé. Par contre je me rappelle que j’en ai profité pour lui poser quelques questions. Sur Fernández Retamar, par exemple, cette figure cubaine presque mythique et en même temps centre d’attaques et de discussions. Et puis sur Neruda avec qui il avait eu « presque trente ans d’amitié »(10). J’étais en train de préparer un essai : L’autre Neruda(11). Jorgenrique avait tant à dire à propos de ce poète « qui avec les yeux mi-clos… faisait penser qu’il se regardait lui-même et ne voyait pas son interlocuteur »(12), ses rencontres, la fameuse lettre de deux paragraphes dans laquelle Neruda lui recommandait « tu dois te libérer d’un nerudismo dont tu n’as pas besoin »(13)… Après au hasard nous dialoguâmes sur Alberti, Fuentes, Benedetti… Facile d’imaginer que l’atmosphère n’avait pas l’ébriété du vin mais celle de l’incantation.

Je dois dire que le découvrir en cette occasion, me laissa plutôt perplexe. Il me paraissait différent du personnage que j’avais à l’esprit. Il était lui-même. Capable de traverser le pont vers des tendresses ignorées, vers une espèce de romantisme isolé… une certaine nostalgie de Paris.
C’est ainsi que se noua notre amitié. Dès lors je lui rendais visite à chaque voyage que je faisais vers mon pays l’Equateur. Jorgenrique ne cessa jamais de me consacrer un moment, avide de dialoguer et d’échanger quelques idées. Ceci, même dans les périodes où sa santé le trahissait. M’entretenir avec lui c’était partager un moment d’extase devant un crépuscule, de perplexité face à une tempête ou à la fureur d’un volcan. Avec lui je pouvais guetter le Grand Hôtel des Balcons où Miguel Ángel Asturias devait « vivre de profil ». Les poèmes et « les labyrinthes fondus » de José Lezama Lima. Approcher le « vocabulaire du silence » d’Alejo Carpentier…

J’appelais au téléphone de Paris, de temps en temps pour avoir de ses nouvelles. En 2007, étant sur le point de conclure mon essai sur Mai 68 et les révolutions du XXème siècle : J’ai quelque chose à dire...(14), je fus saisie par l’idée de réaliser une conversation avec Jorgenrique sur le sujet.

Il était le personnage parfait pour un tel projet. Témoin de Mai 68, à Paris. Équatorien. Dévot de la Révolution. Mon ami. Le problème était son temps-sans-temps. Le plus grand inconvénient, l’océan qui nous séparait physiquement. Les avantages, qu’il s’agissait d’un de ses sujets favoris et la disponibilité qu’il avait envers moi. Et quand il fut convaincu par le projet, ce qui le rendit réalisable fut que Jorgenrique communiquait par email sans problème !


« Admirable – s’exclama Claude – moi, je n’ai jamais pu manier cet outil. Personnellement j’ai besoin que les idées passent par mes mains à une plume et de là au papier. C’est presque un problème physique de sang et d’encre. L’écriture doit courir depuis mes veines et passer à travers une plume. D’une autre manière, je ne conçois pas d’écrire…
« Ce que j’ai toujours admiré en Adoum indépendamment de son oeuvre poétique – continua Claude – c’était la fidélité qu’il professait à la Révolution Cubaine. Comme moi. En éternel défenseur de Cuba, j’ai vécu la tristesse de voir la séparation et même d’entendre renier la révolution par quelques intellectuels latino-americains. Oui, beaucoup sont arrivés à enterrer cette aspiration révolutionnaire qui nous avait unis pendant des années. Une attitude qui a contribué, dans certains cas, à ce que le chapitre se transforme en sujet de discussions incompréhensibles.
« Tout comme Gabriel García Márquez, Julio Cortázar, Mario Benedetti, Eduardo Galeano et quelques autres, Adoum a toujours su défendre avec ardeur et franchise cette révolution qui depuis son éclatement – il faut le dire – devait enthousiasmer presque tous les intellectuels d’une époque. »




Après ce long regard sur Jorgenrique nos pensées se fixèrent sur Nicole, sa compagne. Attentive tant à son oeuvre qu’à chacune de ses minutes – celles qu’il comptait, consciemment, sans savoir comment ni jusqu’à quand – elle resta toujours à ses côtés : loyale, décidée, irrévocablement présente. Jusqu’à la fin de sa vie Nicole surveillait son regard, ses moindres gestes, ses goûts : le cigare et le whisky qui lui servirent de remontant, de nouveau départ – même si le médecin ne lui accordait pas toujours sa bénédiction. Mais ces détails lui donnaient le plaisir de se savoir vivant. Avec les pieds dans ce monde. Capable de faire un toast avec la vie depuis la vaste fenêtre de sa demeure… La vie qui continuait en avant dehors-autour à courir sur ses voies inscrutables, avec ses énigmes.
« Elle a su le soutenir – affirma Claude – et jusqu’à lui permettre, en toute circonstance, d’être vraiment ce qu’il était : un grand poète. Elle a consacré le meilleur d’elle-même à l’oeuvre de Jorge Enrique. Il ne faut pas oublier que, d’une certaine manière elle a sacrifié sa carrière d’artiste à succès en Suisse. Elle lui a consacré ses jours, son travail ; l’a aidé dans toutes les phases de sa création. De plus, elle s’est appliquée à traduire son œuvre en français ; activité qui, cela vaut la peine de le souligner, a fait d’elle une excellente traductrice. Pour s’en persuader il suffit de lire sa traduction de la Poésie équatorienne du XXe siècle(15) que Jorge Enrique a préparée et publiée aux Éditions Patiño, à Genève.
« Adoum est parti – conclut Claude –, mais il a laissé une oeuvre importante : des romans, des poèmes et des essais. Toute une oeuvre à laquelle les experts internationaux ont commencé à s’intéresser dans des analyses critiques. Pour moi, Jorge Enrique Adoum a été, en Équateur, le successeur digne de mon ami et grand poète Jorge Carrera Andrade. » « Adoum est parti – conclut Claude –, mais il a laissé une oeuvre importante : des romans, des poèmes et des essais.
Personnellement, il me reste le souvenir de son éloge flatteur à mon égard lors de la présentation de notre livre : París, revuelta y fiesta. Il me restent ses lettres(16), parmi lesquelles je garderais avec soin celles qui évoquent le secret qui a construit notre amitié : une certaine nostalgie de Paris.
Quito, le 29 novembre 2007
Chère Rocío:
Je suis ravi d’apprendre qu’il ne s’agissait pas seulement de la jalousie de ton ordinateur (le fait que tu ne m’aies pas répondu immédiatement), et je comprends, sans doute mieux que personne, l’ombre de Mai 68, son écho dans le spectacle de ces derniers jours. Toi, tu es en train de les vivre et moi je les observe d’ici. Et Paris t’a attrapée, celle qui était (continue à être ?) une fête ? Comme l’envie est un pêché très laid, cette nuit (j’entends par là de cinq heures du matin à midi), je n’ai dormi que 45 minutes et je me suis consacré à parcourir « notre » ville, à cheval entre le souvenir et l’illusion. Parfois tu y apparaissais.
Paris, le 30 novembre 2007
Oui, mon cher Jorgenrique, j’ai eu de la chance de vivre cette fête. Je continue à la vivre (Peut-être ai-je reçu une belle invitation de la part de Paris ?).
Paris était une fête pour toi comme elle l’a été pour Hemingway.... Je me plais à imaginer la ville à cette époque, quand de nombreux intellectuels déclaraient vivre dans son enceinte « très pauvres, mais très heureux ». Cette ville a toujours été capable de faire rêver et de passionner même dans les périodes les plus atroces. Aujourd’hui, elle prolonge son explosion-implosion dans un nouveau monde virtuel-globalisé, fait d’autres ambitions, d’un hédonisme généralisé, d’un individualisme psychédélique... d’autres anecdotes. Mais je pense que, comme hier, beaucoup continueront à la percevoir « cruelle et adorable ».
« Notre ville » continue à être une fête mon très cher ami. Oui. Imprégnée de tous les délires, de tous les poèmes. De toute la verve et de tous les silences. De tous les extrêmes...
Je regarde à travers la fenêtre, à cette heure du petit jour où je t’écris et je distingue ses courbes dessinées par des lueurs pâles, rêveuses. J’aimerais pouvoir t’envoyer cette vision... Je me lève et sors sur le balcon. Un arôme hivernal me saisit. Mon pied heurte quelques feuilles égarées de l’automne qui s’achève. Elles veulent me parler d’égarement. Je leur demande de me parler de rencontres. Et, soudain, je dois te l’avouer, la ville s’éveille : elle se souvient très certainement de toi ! Etendue, pétillante, balançant son esprit de Sibylle. Oui. Paris nous fixe avec ses grands yeux tout comme avant et après. Prête à continuer à agiter son énorme fête aux vagues inégales.
Quito, le 30 novembre 2007
Je crois, ma chère Rocío, que c’est la première fois que j’emploie le terme « lettre » pour parler d’un mail, emilio, ismael, puisque, tout aussi longs que soient ces messages, pour moi, ils ressemblent plus à un télégramme. Mais en lisant tes courriers, j’ai ressenti le plaisir de la littérature. Je trouve dans notre correspondance la beauté littéraire que peut générer le genre épistolaire. Je te remercie pour le plaisir répété (car je les ai relus) de tes messages...
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Notes :
1. Yo me fui con tu nombre por la tierra, poème cité dans le courriel de Gonzalo Ortiz du 3 juillet, 2009.
2. Les cendres de Jorgenrique Adoum ont été enterrées à côté de celles de son ami Oswaldo Guayasamín, sous l’arbre que tous les deux ont appelé « l’arbre de la vie », dans la Fondation Guayasamín.
3. « Pot de terre » (Vasija de barro) c’est une belle chanson populaire équatorienne écrite, en 1950, par Jorge Carrera Andrade, Hugo Alemán, Jaime Valencia y Jorge Enrique Adoum (« Je veux être enterré comme mes ancêtres dans le ventre sombre et frais d’un pot de terre… »).
4. Jorge Enrique Adoum, De cerca y de memoria, Éd. Archipiélago, Quito, 2003, p.693.
5. « La Chapelle de l’humanité » est un musée monumental créé par Oswaldo Guayasamín, où se trouvent des pièces maîtresses de son œuvre. Elle a été inaugurée en 2002, trois années et huit mois après la mort de son auteur.
6. Rocío Durán-Barba et Jorgenrique Adoum, París, revuelta y fiesta, Éd. Allpamanda, Quito, 2008.
7. Jorgenrique insista pour que dans le livre que nous avons publié (París, revuelta y fiesta, ob. cit.) son nom soit écrit ainsi. Vers la fin de sa vie, il décida qu’il s’agissait de son véritable nom. Et ceci non sans raison. « Jorge » ce n’était pas lui. « Enrique », non plus. Il fut toujours « Jorgenrique ».
8. Claude Couffon fait référence au livre de Jorge Enrique Adoum De cerca y de memoria, Op.cit.
9. Rocío Durán-Barba, (París sueño eterno) Ici ou nulle part, traduit en français par Claude Couffon, Éd. Indigo, Paris, 2003.
10. Jorge Enrique Adoum, De cerca y de memoria, Op.cit., p.77 ss. Malheureusement, dans les mémoires de Pablo Neruda, J’avoue que j’ai vécu, il n’y a aucune mention sur cette longue amitié de trente ans… Il faut accréditer l’idée que Neruda lui-même laissa dans ses quelques vers : « Quelqu’un demandera plus tard, parfois / en cherchant un nom, / le sien ou tout autre nom / pourquoi j’ai rejeté son amitié ou son amour (...) Mais je n’ai pas eu de temps ni d’encre pour tous ».
11. Rocío Durán-Barba et Claude Couffon, L’autre Pablo Neruda (El otro Pablo Neruda), éd. bilingue, Éd. Baez-Oquendo, Quito, 2004.
12. De cerca y de memoria, Op.cit., p. 104.
13. Idem.
14. Rocío Durán-Barba, J’ai quelque chose à dire... (Tengo algo que decir...). Traduit en français par Annie Cueva et Estelle Murray, Éd. Allpamanda, Quito, 2008.
15. Jorge Enrique Adoum, Poésie équatorienne du XXe siècle, éd. bilingue: Traduit par Nicole Rouan, Éd. Patiño, Genève, 1992.
16. L’essentiel de ce courriel a été publié dans le livre de Rocío Durán-Barba y Jorgenrique Adoum, París, revuelta y fiesta, Op.cit.
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