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Intervention de Rocío Durán-Barba lors des journées phares du P.E.N. CLUB
FRANÇAIS (poètes, essayistes, nouvellistes). Février, 2017.
LE
BILINGUISME : UN HORIZON COMPLEXE
Rocío
Durán-Barba
Gaston Miron (1928-1996) a su exprimer
mieux que tout autre écrivain l’âme du peuple québécois. Son œuvre littéraire résonne
comme un chant universel pour défendre la cause de sa langue et de sa culture.
Son histoire commence à une époque où
sa langue est méprisée, car colonisée. Où sa culture est bafouée car minoritaire.
Un scénario dans lequel il a le sentiment d’être étranger à sa propre langue.
Le français est vu comme une langue faite de carences, calquée sur la structure
de la langue anglaise.
Il se fait alors le défenseur fougueux
de sa langue. La liberté est son enseigne. Liberté d’un peuple aliéné, soumis à
la culture anglaise. Plus tard, Miron étend son champ d’action. Il s’emploie à
démontrer que sa langue franco-québécoise rayonne sur un espace autrement plus
vaste que le Canada et la France.
Longtemps troublé par le bilinguisme, Miron
fait de la langue l’instrument pour affirmer son identité. Sa poésie se
consacre à créer un lieu de retrouvailles. Retrouvailles avec les autres.
Retrouvailles avec lui-même. Et au-delà, un moyen d’entente et de communication
collective. Sa langue devient une arme de lutte. Elle est subversive. Un appel vivificateur.
Un cri d’espoir.
C’est dans cette perspective qu’il
retravaille la langue française. L’enrichit. Lui donne du rythme. La tapisse d’une
syntaxe et d’un vocabulaire québécois. Il en fait une réponse au bilinguisme
qui l’étouffe ; le bilinguisme, cette « situation qui dissocie, qui
sépare le dehors et le dedans »1. C’est le combat de sa vie.
Gaston Miron défend le rapport à la
langue comme le fondement de l’identité de tout homme. Selon lui, l’être humain
est conditionné par sa langue originelle ; c’est elle qui construit le
rapport d’un individu au monde durant toute son existence.
Il prône le refus du bilinguisme. Et inscrit
la défense de la culture et de la langue françaises comme un symbole de liberté
et de résistance dans l’universalité.
Mais le bilinguisme est un phénomène vécu
différemment par les écrivains.
Jack Kerouac (1922-1969), le plus représentatif des écrivains de la
« Beat generation » américaine, est lui aussi né dans une communauté
canadienne-française tissée et cernée par l’anglais. Contemporain de Gaston
Miron, il a vécu sans doute le même drame que lui mais a résolu la question
autrement. S’estimant simplement incapable d’écrire en français, il
décida d’écrire en anglais parce que c’était la langue de son éducation. Celle
qu’il maîtrisait le mieux. Le choix de la langue fut pour lui une question de
maîtrise de l’expression.
Mais les plus récentes études
sur son œuvre mythique On the Road, révèlent
que son bilinguisme lui a donné une grande liberté pour manier la prose
américaine d’une façon nouvelle. Sa « prose spontanée » découlerait
de sa langue maternelle française et de sa perte, fait qui l’amena à se déclarer
sans langue ni pays…
Le bilinguisme dans l’écriture
est parfois une bénédiction. Parfois, une malédiction. Sa difficulté a hanté bien des écrivains :
Julien Green, par
exemple, se sentait affecté par sa double compétence linguistique, mais il est
devenu le plus parisien des écrivains américains.
L’Espagnol Jorge
Semprum s’est vu contraint par l’exil à endosser l’identité française, mais il
se disait par rapport à la langue « totalement schizoïde, totalement
scindé »2.
Joseph Conrad, pour sa
part, passant volontairement du polonais à l’anglais, déclarait faire des
efforts colossaux, « travailler comme un mineur de charbon dans son puits
à extraire toutes les phrases anglaises d’une nuit noire »3.
Le bilinguisme est un univers
complexe. Aux difficultés personnelles d’un écrivain, s’ajoutent les contraintes des
milieux intellectuels et des critiques de la langue adoptée.
Le Tchèque Milan Kundera, pour citer l’un des cas les plus connus, bascule
vers la langue française pour des raisons politiques en 1975. Vingt ans plus
tard, il publie La lenteur (1995), son premier roman rédigé dans sa
langue d’adoption. Malgré sa renommée il subit une somme de critiques lui
reprochant son style, mais il persévère et s’impose. Sa décision d’écrire en
français le mène, plus tard, à réviser avec acharnement toutes les traductions
de ses premiers romans vers le français.
Le
bilinguisme créateur est un phénomène culturel très répandu dans les lettres depuis
le XXe siècle jusqu’à nos jours. Ses représentants sont des écrivains ayant
composé leurs œuvres souvent dans deux langues, celle de leurs origines et
celle de la culture d’accueil. Eugène Ionesco en est un, parmi les plus
célèbres. Son bilinguisme l’a amené à doter de qualités artistiques innovantes
ses textes écrits au départ en roumain ; à développer son écriture en
français jusqu’à fonder le théâtre de l’absurde.
Comme lui, beaucoup d’auteurs
étrangers ont adopté la langue de Molière et ont fini par donner un élan voire un
renouvellement aux lettres françaises. C’est le cas de l’Irlandais Samuel
Beckett qui a décidé d’écrire son
répertoire théâtral en français parce que l’écriture dans cette langue seconde
lui permettait plus facilement d’écrire « sans style », une technique
qui lui convenait parfaitement (et illustrait d’autant mieux sa philosophie
nihiliste).
Le bilinguisme est une réalité en
construction permanente. Porté par une dynamique de la vie. Par des événements,
circonstances, stratégies… Dynamique qui se révèle différemment selon le monde
personnel de chaque écrivain. D’après son ressenti, son esprit, les
circonstances de son quotidien. Mais elle n’est pas uniforme. Car s’il y a bien
des écrivains qui peuvent s’exprimer légitimement dans leur langue d’origine et
dans une langue adoptée, il y en a d’autres qui n’y arrivent jamais.
Écrire dans une langue
d’adoption c’est découvrir un univers à s’approprier. Conjuguer deux horizons.
Naviguer sur deux océans. Concilier deux cultures. Aventure
complexe. Merveilleuse-tortueuse. Passionnante et difficile à l’unisson. Un
choix qui demande beaucoup de travail, persévérance, résolution.
Actuellement nous sommes nombreux à
vivre cette aventure. À vivre en équilibre entre deux mondes. Deux cultures.
Deux langues.
Pour ce qui me concerne, ma langue
d'origine est l'espagnol. Elle a été mon berceau. Berceau nuancé par l'alphabet
andin. J'ai appris à marcher avec son accent. Au milieu de ses voyelles, syllabes
et vocables, j'ai grandi. J'ai navigué sur sa magie. Entre ses lianes, j'ai
vécu et me suis fortifiée.
Le jour où j'ai quitté mon pays, ma langue est devenue mon bouclier et mon
manteau. Bouclier protecteur. Manteau andin capable de m'abriter. M'encourager.
M'émerveiller. Me-dire-traduire.
« Langue mienne », l'ai-je
appelée depuis toujours. « Mon trésor ». Et je l'ai vénérée. L'ai
considérée comme le seul moyen de survie. La seule possibilité d'être. Mon identité.
Aujourd'hui, je la célèbre dans ma vie parce
qu'elle a été et sera toujours présence. Compagnie le long du chemin. Langue
mère. Capable de nommer le commencement. La lumière et les ombres. L'air et les
nuages. La pluie. Le feu. La mer. La terre... Sève unique. Capable de circuler
sur chaque feuille et chaque branche de l'arbre de la vie. Capable de désigner
l'univers et la Voie Lactée ainsi que les détails les plus insignifiants. Les
plus méconnus.
Mais aujourd'hui, à mes côtés, je
célèbre aussi une autre langue. Le français. Car elle m'a prise par le bras.
Elle s'est faite à moi. À l'itinéraire de mon voyage. Défiante. Séductrice. Elle
m'ensorcelle. Me surprend. Me secoue… Aussi a-t-elle appris à me bercer (ou
bien est-ce moi qui ai appris à me bercer dans son balancement ?).
Langue adoptée, certes. Mais aussi « langue
mienne ». Autre chant apportant les notes qui m'invitent à voler-rêver-créer.
À dire d'une autre tonalité la lumière. La nature. Le chemin. La vie. Notre vie.
Voix qui me pousse à écrire. Sans répit. Écrire sur mon sable. Sur ma peau.
Sur les pierres du temps. Sur le tremblement de l’aurore et la page de
l’arc-en-ciel. Voix qui me révèle une orientation. Le tangible-intangible. Le
murmure du ciel. Le paysage du va-et-vient. Ses cris et son aphasie. Notre actualité-réalité.
Langue chargée de musique et de chœurs.
De sons amoncelés. Resplendissants. Nouveaux. Défiants-intrigants.
Multiples-multipliés. Langue revêtue de mots qui s'écoulent comme un fleuve. Irrévérencieuse.
Fascinante. Éloquence et silence de mon poème quotidien.
Ainsi en a voulu le hasard. Ainsi en a
décidé le destin. Et c'est ainsi que je le désire à présent. Je ne l'avais pas prévu.
Personne ne l'avait ordonné. Le destin. Sans questions. Sans préméditation. Avec
la seule certitude du rythme de mes jours.
Aventure sans pareille. Mon âme l'a
reçue ainsi. Et l'aime à la folie. Elle aime cette broderie complexe de deux
langues entre ses mains. Sur ses lèvres. Dans son cœur. Avec des échos divers.
Images indicibles. D’autres correspondances...
L'espagnol et le français. Face à face.
Sur mon horizon, elles se sont installées il y a longtemps pour cohabiter. Pour
construire-détruire mes voix-silences-pensées. Mes pages paires-impaires. Oui.
Elles se sont installées sur le pont où je vis. Entre deux mondes, deux rives,
deux cultures. Là où je vis, entre le soleil et la lune. Un pont au souffle de
fleuve. Emporté. Comblé d'expressions inédites. De rumeurs retentissantes. Un
pont transparent. Irremplaçable. Inexplicable. Qui sera ma forteresse. Mon
secret. Ma façon de vivre. De continuer. Et de résister.
Paris, février 2017
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1.
Cité dans Jean-Michel Maulpoix, Gaston
Miron, le rapailleur, Paris, Gallimard, 1999.
2. Cité
dans Juan Cruz, « Jorge Semprum, escritor », Madrid, El Pais, 17 mars
2002.
3. Mikaël
Oustinoff, Bilinguisme d’écriture et
auto-traduction, Paris, L’Harmattan, 2001.
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