lunes, 20 de febrero de 2017

P.E.N. Colloque

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Intervention de Rocío Durán-Barba lors des journées phares du P.E.N. CLUB FRANÇAIS (poètes, essayistes, nouvellistes). Février, 2017.


LE BILINGUISME : UN HORIZON COMPLEXE

Rocío Durán-Barba

         Gaston Miron (1928-1996) a su exprimer mieux que tout autre écrivain l’âme du peuple québécois. Son œuvre littéraire résonne comme un chant universel pour défendre la cause de sa langue et de sa culture.
         Son histoire commence à une époque où sa langue est méprisée, car colonisée. Où sa culture est bafouée car minoritaire. Un scénario dans lequel il a le sentiment d’être étranger à sa propre langue. Le français est vu comme une langue faite de carences, calquée sur la structure de la langue anglaise.
         Il se fait alors le défenseur fougueux de sa langue. La liberté est son enseigne. Liberté d’un peuple aliéné, soumis à la culture anglaise. Plus tard, Miron étend son champ d’action. Il s’emploie à démontrer que sa langue franco-québécoise rayonne sur un espace autrement plus vaste que le Canada et la France.
         Longtemps troublé par le bilinguisme, Miron fait de la langue l’instrument pour affirmer son identité. Sa poésie se consacre à créer un lieu de retrouvailles. Retrouvailles avec les autres. Retrouvailles avec lui-même. Et au-delà, un moyen d’entente et de communication collective. Sa langue devient une arme de lutte. Elle est subversive. Un appel vivificateur. Un cri d’espoir.
         C’est dans cette perspective qu’il retravaille la langue française. L’enrichit. Lui donne du rythme. La tapisse d’une syntaxe et d’un vocabulaire québécois. Il en fait une réponse au bilinguisme qui l’étouffe ; le bilinguisme, cette « situation qui dissocie, qui sépare le dehors et le dedans »1. C’est le combat de sa vie.
         Gaston Miron défend le rapport à la langue comme le fondement de l’identité de tout homme. Selon lui, l’être humain est conditionné par sa langue originelle ; c’est elle qui construit le rapport d’un individu au monde durant toute son existence.
          Il prône le refus du bilinguisme. Et inscrit la défense de la culture et de la langue françaises comme un symbole de liberté et de résistance dans l’universalité.

         Mais le bilinguisme est un phénomène vécu différemment par les écrivains.
         Jack Kerouac (1922-1969), le plus représentatif des écrivains de la « Beat generation » américaine, est lui aussi né dans une communauté canadienne-française tissée et cernée par l’anglais. Contemporain de Gaston Miron, il a vécu sans doute le même drame que lui mais a résolu la question autrement. S’estimant simplement incapable d’écrire en français, il décida d’écrire en anglais parce que c’était la langue de son éducation. Celle qu’il maîtrisait le mieux. Le choix de la langue fut pour lui une question de maîtrise de l’expression.
         Mais les plus récentes études sur son œuvre mythique On the Road, révèlent que son bilinguisme lui a donné une grande liberté pour manier la prose américaine d’une façon nouvelle. Sa « prose spontanée » découlerait de sa langue maternelle française et de sa perte, fait qui l’amena à se déclarer sans langue ni pays…

         Le bilinguisme dans l’écriture est parfois une bénédiction. Parfois, une malédiction. Sa difficulté a hanté bien des écrivains :
Julien Green, par exemple, se sentait affecté par sa double compétence linguistique, mais il est devenu le plus parisien des écrivains américains.
L’Espagnol Jorge Semprum s’est vu contraint par l’exil à endosser l’identité française, mais il se disait par rapport à la langue « totalement schizoïde, totalement scindé »2.
Joseph Conrad, pour sa part, passant volontairement du polonais à l’anglais, déclarait faire des efforts colossaux, « travailler comme un mineur de charbon dans son puits à extraire toutes les phrases anglaises d’une nuit noire »3.

         Le bilinguisme est un univers complexe. Aux difficultés personnelles d’un écrivain, s’ajoutent les contraintes des milieux intellectuels et des critiques de la langue adoptée.
Le Tchèque Milan Kundera, pour citer l’un des cas les plus connus, bascule vers la langue française pour des raisons politiques en 1975. Vingt ans plus tard, il publie La lenteur (1995), son premier roman rédigé dans sa langue d’adoption. Malgré sa renommée il subit une somme de critiques lui reprochant son style, mais il persévère et s’impose. Sa décision d’écrire en français le mène, plus tard, à réviser avec acharnement toutes les traductions de ses premiers romans vers le français.

         Le bilinguisme créateur est un phénomène culturel très répandu dans les lettres depuis le XXe siècle jusqu’à nos jours. Ses représentants sont des écrivains ayant composé leurs œuvres souvent dans deux langues, celle de leurs origines et celle de la culture d’accueil. Eugène Ionesco en est un, parmi les plus célèbres. Son bilinguisme l’a amené à doter de qualités artistiques innovantes ses textes écrits au départ en roumain ; à développer son écriture en français jusqu’à fonder le théâtre de l’absurde.

         Comme lui, beaucoup d’auteurs étrangers ont adopté la langue de Molière et ont fini par donner un élan voire un renouvellement aux lettres françaises. C’est le cas de l’Irlandais Samuel Beckett qui a décidé d’écrire son répertoire théâtral en français parce que l’écriture dans cette langue seconde lui permettait plus facilement d’écrire « sans style », une technique qui lui convenait parfaitement (et illustrait d’autant mieux sa philosophie nihiliste).

         Le bilinguisme est une réalité en construction permanente. Porté par une dynamique de la vie. Par des événements, circonstances, stratégies… Dynamique qui se révèle différemment selon le monde personnel de chaque écrivain. D’après son ressenti, son esprit, les circonstances de son quotidien. Mais elle n’est pas uniforme. Car s’il y a bien des écrivains qui peuvent s’exprimer légitimement dans leur langue d’origine et dans une langue adoptée, il y en a d’autres qui n’y arrivent jamais.

         Écrire dans une langue d’adoption c’est découvrir un univers à s’approprier. Conjuguer deux horizons. Naviguer sur deux océans. Concilier deux cultures. Aventure complexe. Merveilleuse-tortueuse. Passionnante et difficile à l’unisson. Un choix qui demande beaucoup de travail, persévérance, résolution.

         Actuellement nous sommes nombreux à vivre cette aventure. À vivre en équilibre entre deux mondes. Deux cultures. Deux langues.

         Pour ce qui me concerne, ma langue d'origine est l'espagnol. Elle a été mon berceau. Berceau nuancé par l'alphabet andin. J'ai appris à marcher avec son accent. Au milieu de ses voyelles, syllabes et vocables, j'ai grandi. J'ai navigué sur sa magie. Entre ses lianes, j'ai vécu et me suis fortifiée.
Le jour où j'ai quitté mon pays, ma langue est devenue mon bouclier et mon manteau. Bouclier protecteur. Manteau andin capable de m'abriter. M'encourager. M'émerveiller. Me-dire-traduire.
         « Langue mienne », l'ai-je appelée depuis toujours. « Mon trésor ». Et je l'ai vénérée. L'ai considérée comme le seul moyen de survie. La seule possibilité d'être. Mon identité.
         Aujourd'hui, je la célèbre dans ma vie parce qu'elle a été et sera toujours présence. Compagnie le long du chemin. Langue mère. Capable de nommer le commencement. La lumière et les ombres. L'air et les nuages. La pluie. Le feu. La mer. La terre... Sève unique. Capable de circuler sur chaque feuille et chaque branche de l'arbre de la vie. Capable de désigner l'univers et la Voie Lactée ainsi que les détails les plus insignifiants. Les plus méconnus.

         Mais aujourd'hui, à mes côtés, je célèbre aussi une autre langue. Le français. Car elle m'a prise par le bras. Elle s'est faite à moi. À l'itinéraire de mon voyage. Défiante. Séductrice. Elle m'ensorcelle. Me surprend. Me secoue… Aussi a-t-elle appris à me bercer (ou bien est-ce moi qui ai appris à me bercer dans son balancement ?).
         Langue adoptée, certes. Mais aussi « langue mienne ». Autre chant apportant les notes qui m'invitent à voler-rêver-créer. À dire d'une autre tonalité la lumière. La nature. Le chemin. La vie. Notre vie.
Voix qui me pousse à écrire. Sans répit. Écrire sur mon sable. Sur ma peau. Sur les pierres du temps. Sur le tremblement de l’aurore et la page de l’arc-en-ciel. Voix qui me révèle une orientation. Le tangible-intangible. Le murmure du ciel. Le paysage du va-et-vient. Ses cris et son aphasie. Notre actualité-réalité.
         Langue chargée de musique et de chœurs. De sons amoncelés. Resplendissants. Nouveaux. Défiants-intrigants. Multiples-multipliés. Langue revêtue de mots qui s'écoulent comme un fleuve. Irrévérencieuse. Fascinante. Éloquence et silence de mon poème quotidien.

         Ainsi en a voulu le hasard. Ainsi en a décidé le destin. Et c'est ainsi que je le désire à présent. Je ne l'avais pas prévu. Personne ne l'avait ordonné. Le destin. Sans questions. Sans préméditation. Avec la seule certitude du rythme de mes jours.
         Aventure sans pareille. Mon âme l'a reçue ainsi. Et l'aime à la folie. Elle aime cette broderie complexe de deux langues entre ses mains. Sur ses lèvres. Dans son cœur. Avec des échos divers. Images indicibles. D’autres correspondances...

         L'espagnol et le français. Face à face. Sur mon horizon, elles se sont installées il y a longtemps pour cohabiter. Pour construire-détruire mes voix-silences-pensées. Mes pages paires-impaires. Oui. Elles se sont installées sur le pont où je vis. Entre deux mondes, deux rives, deux cultures. Là où je vis, entre le soleil et la lune. Un pont au souffle de fleuve. Emporté. Comblé d'expressions inédites. De rumeurs retentissantes. Un pont transparent. Irremplaçable. Inexplicable. Qui sera ma forteresse. Mon secret. Ma façon de vivre. De continuer. Et de résister.

Paris, février 2017




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1. Cité dans Jean-Michel Maulpoix, Gaston Miron, le rapailleur, Paris, Gallimard, 1999.
2. Cité dans Juan Cruz, « Jorge Semprum, escritor », Madrid, El Pais, 17 mars 2002.
3. Mikaël Oustinoff, Bilinguisme d’écriture et auto-traduction, Paris, L’Harmattan, 2001.



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