lunes, 13 de septiembre de 2010

JE SUIS LA PLUS CHÉRIE DES FILLES DE PACHA MAMA


L'IMAGINAIRE LATINO-AMÉRICAIN
Table ronde conduite par:
Rocío Durán-Barba,
avec la participation de:
Silvia Costanzo, Duván López,
Isabel Soto, Luís Mizón, Efer Arocha.




je suis la plus chérie
des filles de Pacha Mama
Efer Arocha
Les montagnes étaient encore jeunes à cause d’éruptions diverses et leurs flancs commençaient à se reposer, tandis que leur sueur s’écoulait en filets en direction de la mer ; ce fut à ce moment que tout débuta au pied de l’Apu, un mont mystérieux où le froid, pour arriver au sommet, passe par tous les degrés du thermomètre. C’est là que j’ai rencontré pour la première fois les animaux les plus insolites que je connaisse et sans la moindre ressemblance avec d’autres êtres vivants. Mes observations initiales m’ont fait découvrir qu’ils étaient bipèdes et sans plumes. Quand j’ai eu l’occasion de les regarder en détail, j’ai remarqué leur peau lisse et sans soies. La seule chose que je leur ai trouvée en commun avec les autres animaux est que les femelles ont des mamelles et que leurs petits tètent. Jusqu’alors, se nourrissaient de moi toutes les variétés d’artiodactyles qui s’étaient risqués à me découvrir, quelques canidés et de rares pachydermes. À cette époque, j’avais déjà appris à me défendre des insectes et autres minuscules bestioles qui vivent dans mon milieu. Les êtres vus dernièrement prenaient mon corps et je passais de main en main, ils m’observaient avec attention, admiratifs et réjouis par ma présence. Ils se mirent à me mordre et je me rendis compte tout de suite, à travers mes expériences antérieures, que je serais un de leurs aliments préférés. Ce que je ne pressentais pas, c’est ce qui adviendrait après. Suivant mes traces, ils me cherchaient partout, ils montaient et remontaient la Cordillère, et avec le temps, ils ont découvert ma résidence principale, là où toute ma famille et ma parentèle avaient proliféré et grandi. Je parle des alentours du lac Titicaca.
Ma première grande surprise a été qu’ils m’avalaient telle quelle, arrachée du sein de Pacha Mama, crue et en robe, procédant ainsi pendant de longues années. Puis ils changèrent, ils commencèrent à procéder au ramollissement de mon corps avant de m’avaler, parfois ils me rôtissaient dans ma peau, et d’autres fois ils me l’enlevaient. Ensuite, ils eurent l’idée de me ramollir en eau bouillante et plus tard, ils me mélangèrent avec des morceaux d’animaux et quelques racines. Ils me nommèrent aussi, la première fois, Maman Jatha. Les noms qu’ils m’ont donnés depuis lors sont tellement nombreux qu’il n’y a pas assez d’espace pour eux dans mon cerveau. Quand ils m’ont emportée pour la première fois en Europe, les Italiens m’ont appelée tartufla, les Allemands kartoffel, les Roumains cartof, et j’en passe. Ce que je n’avais jamais imaginé, c’est que la rencontre avec ces animaux changerait ma vie à jamais. Depuis lors, je n’eus plus à me préoccuper de mes problèmes, qui cessèrent définitivement. J’en avais tant enduré, en me défendant, parfois d’autres plantes, parfois d’animaux grands et petits, ou en évitant la fureur de Pacha Mama qui n’est pas toujours de bonne humeur et passe abruptement de l’humide au sec. Et de multiples adversités de cet ordre, qui aux moments critiques, me faisaient défaillir et presque périr.
Ils se sont mis à s’occuper de moi avec un soin, des précautions incroyables. Au Sud, là où meurt l’horizon et où Pacha Mama n’existe plus, leur dévotion envers moi alla jusqu’à faire croître mon corps au poids d’un quart de tonne. C’est à Chiloé qu’ils m’aimaient le plus. Je me rappelais l’époque ancienne où sur ces mêmes terres, pour survivre, j’avançais péniblement en suivant toujours le climat froid mais pas glacial, vu qu’en dessous de moins 9 degrés centigrades la froidure m’engourdit, et qu’au delà de 23 la chaleur m’asphyxie.
Cheminant au sein de Pacha Mama, j’arrivai dans des rochers et des escarpements, c’est là que me découvrirent ces animaux dont je viens de parler, mais qui avaient alors la caractéristique de dormir une nuit par ci, une autre nuit par là, ce qu’on appelle des nomades à cause de leur bougeotte. Comme je croissais partout, mes fleurs se confondaient avec les nuages, et ils décidèrent de changer leur coutume errante et se mirent à vivre avec moi. Ils construisirent des agglomérations à Jalca, puis la forteresse de Knélap, pour se défendre de leurs ennemis car ils étaient toujours attaqués. Ils s’appelèrent d’abord les hommes des nuages, puis Chachapollas. Ils attirèrent mon attention car ils étaient très clairs, grands et minces comme des palmiers.
Je découvris que ces animaux étaient de taille et de couleur différents et qu’il y en avait partout. Ce fut lors de mon voyage vers le Nord que je m’en avisai. Autre chose de très curieux à mon sens, était que la durée de ma cuisson dans des récipients d’argile leur servait de mesure de temps, vu qu’el laps d’amollissement de mon corps est constant dès que l’eau commence à bouillir. À partir de là ils se mirent à faire des nœuds avec les fils de l’agave, qu’ils appelèrent quipus, ce qui leur permit de compter les animaux domestiques.
Je m’amusai beaucoup du fait que les Valdiviens qui habitaient à cette époque le lieu qui s’appelle aujourd’hui l’Équateur, prenaient mon corps, quand il était bicéphale et semblable à un de leurs couples constitués d’un mâle et d’une femelle, comme divinité de leur reproduction. Quand une femelle présentait les symptômes de la grossesse, mon corps devenait le centre de festivités de toute la tribu, ils entonnaient des chants, jouaient des instruments et dansaient. Le soir venu, je m’endormais entre les seins des futures accouchées pendant quatre nuits consécutives, et la nuit d’après entre leurs organes génitaux ; les futures mères étaient censées se reproduire avec la célérité qui me caractérise.
Les Mochicas se livraient à quelque chose de très différent ; ils me faisaient dévorer par leurs petits pour fortifier leur corps, et atteindre, à travers la vigueur, la maturité et l’érotisation. Je suis riche en vitamines C, B6, B2, B1, A, en protéines, glucides, lipides, potasse, phosphore, magnésium, sodium, calcium, fer, acide pantothénique et riboflavine ; et combinée à d’autres aliments, j’acquiers de nouvelles qualités. Tel a été mon grand secret, révélé par cette tribu qui a transformé l’hyménée en but principal de son existence. Cette affirmation s’appuie sur d’abondantes preuves, à commencer par leurs petites sculptures en terre cuite qui circulent ça et là. J’étais ingérée en tant qu’aliment et on m’utilisait aussi comme un organe sexuel, dans une quête d’excitation.
Une autre affaire que je ne peux passer sous silence est celle des Indiens Jivaros. Ils faisaient peu usage de moi pour se fortifier, vu qu’ils habitaient des zones chaudes. Ils se servaient de moi pour une activité bien singulière. Avec eux, je fus pour la première fois modèle, en tant que tubercule ; car je veux préciser ici que je donne aussi des fruits, également ronds et très petits, qui vont de un à trois centimètres ; ceci pour expliquer la différence dans mon travail de modèle. Comme j’ai dit plus haut, mon corps dans sa version grande a crû au Chili, et dans sa version réduite de couleur jaune d’or, dans la plaine de la lagune de Fúquenes, en un lieu de Colombie nommé Boyacá. Mes tubercules dans cette zone ressemblent à mes fruits, et les Jivaros qui appréciaient la différence pour leurs desseins, m’emportaient depuis ces confins avec une extrême délicatesse vers les forêts brûlantes et suffocantes des versants de l’Amazonie. Comme je me reproduis par germination et non par pollinisation, ils voyaient, dans les points par où je commence à germer, des petits yeux de couleur indéfinissable, une petite bouche et un nez. Cela n’était pas le motif de l’importation, mais comme mon corps a beaucoup de tailles et de formes, ils m’enfilaient sur un mince bâton selon un ordre rigoureux, de façon que mon corps le plus grand vienne en premier pour descendre jusqu’au plus petit qui était celui apporté de Fúquenes. En s’inspirant de tous mes corps transpercés par l’axe de bois, les médecins réductionnistes acquéraient la compétence pour obtenir des têtes de moindres dimensions.
J’ai aussi été utilisée comme symbole d’échange entre les peuples des nuages et les peuples des eaux, j’ai été échangée contre du poisson des Indiens Caraïbes et d’autres tribus, contre des peaux, des animaux et aussi des fruits. Les Incas ont réussi à transformer mon corps en farine et l’ont déshydraté ; c’est une des causes de leur victoire militaire pour arriver à dominer leurs voisins. Ils m’ont empilée dans de grands silos de tout leur empire ; dans ces nouvelles conditions de transformation je suis devenue résistante à l’humidité et au temps, devenant monnaie grâce à ces deux qualités. Cinq empans de la main d’un Indien étaient la mesure de hauteur d’un sac de mon corps pulvérisé, valant un alpaga ou un lama avec son petit. Un ballot de mon corps en poudre en valait trois de poisson, aux mêmes conditions.
Je vivais paisiblement au sein de la société indienne, quand une après-midi de repos en 1537, des étrangers apparurent, venant d’un port appelé Barrancos Bermejos ; ils avaient navigué sur la rivière Opón et arrivèrent à ce qui est aujourd’hui la province de Vélez en Colombie. C’est là que j’ai vu pour la première fois un nommé Pedro Cieza de León. À l’époque je m’appelais simplement papa. Le nouvel arrivé eut l’idée de m’appeler turma de tierra, c’est-à-dire « testicule de terre », il fut le premier être différent des Indiens que je connus dans mon histoire et ma vie ; date du début d’une véritable épopée trans-géographique. Je connaissais jusqu’alors l’eau douce et l’eau salée, cette dernière seulement par les zones côtières. Les étrangers m’emporteraient en haute mer dans des caravelles et des brigantins, et je traverserais ainsi l’immense lagune jusqu’à son autre rive. Voyage entrepris la première fois depuis Santa María du Darién, puis de ports péruviens et d’autres ensuite.
Je nouai une sincère amitié avec les marins. Ce sont eux qui me firent connaître le monde entier. Avec eux je suis arrivée jusqu’au Japon, en Chine, dans toute l’Asie, l’Afrique et l’Europe. Tout ne fut cependant pas rose, et avant de devenir indispensable, j’ai eu à affronter des épreuves difficiles, de vrais problèmes. L’église orthodoxe russe m’a accusée de façon inique d’être responsable des scrofules et de la lèpre. Les paysans russes me considéraient anti-chrétienne et immonde. En d’autres lieux d’Europe, on m’accusait d’hermaphrodisme, et aussi d’inspirer la masturbation. On me rendit responsable des maladies vénériennes, spécialement de la syphilis ; les censeurs me mirent sur le dos des fautes pour me faire passer en jugement. En compagnie de sorcières, je fus condamnée au bûcher. Les moralistes m’associaient au culte satanique et à la perversion sexuelle. C’est le contraire qui se passa en Espagne : en 1571 des moines me plantèrent dans un potager de l’hôpital de Séville pour nourrir les malades anémiés à cause des famines de ce temps-là, avec de meilleurs résultats que ceux de la toute la médecine. En 1565, j’eus l’opportunité d’être présentée en société, cela eut lieu en Irlande, par le moins recommandable des commerçants, un nommé John Hawkins, un vendeur d’esclaves et de marchandises issues des butins de pirates. Peu perspicace, il choisit, parmi mes nombreux corps, un de ceux à la peau sombre. À cause de la couleur, on m’associa au mal et le résultat fut désastreux. Un deuxième essai irlandais fut le fait de Sir Walter Raleigh en 1584 ; je reconnais que c’était un homme généreux et de très bonne volonté ; lui m’apporta de Virginie, mais cette fois, l’échec obéit à une cause différente. Son cuisinier, qui ne me connaissait pas, jeta les tubercules et prépara mes feuilles avec art, dans l’ignorance totale de leur nocivité pour la santé humaine, les premiers symptômes commençant par une indigestion.
L’honneur d’être introduite et admise en Europe débute avec un des phares de ce temps, le flibustier Francis Drake, qui était avisé en tout. Il me remit au prestigieux botaniste John Gerarde, qui me cultiva dans un jardin de Londres et découvrit toutes mes vertus, à commencer par les éthyliques. Je suis l’origine du whisky poteen dérivé de mon nom en anglais. Un prisonnier affamé et famélique qui échappa à la mort en m’ingurgitant tous les jours nommé Antoine Augustin Parmentier. Celui-là participa à la guerre de Sept Ans contre l’empereur Frédéric II en 1756-1763, et obtint que les Français fissent les premiers pas pour m’accepter, avec l’aide de Buffon, de Turgot, de Condorcet, du roi Luis XVI, de la reine et même Voltaire qui se mit de la partie. Des anecdotes qui me font rire à chaque fois que j’y pense, sont celles de Frédéric Guillaume Ier. En 1651, quand il menaça tous les agriculteurs qui se refuseraient à me cultiver, de leur couper le nez et les oreilles ; également ce qui on appel aujourd’hui « les despotes éclairés » comme Pierre Le Grand qui oblige aux paysans à me cultiver jusqu’à utiliser l’armée de terre, et autres chefs d’État firent le même. Pour cela, les paysans contre-attaquent avec plusieurs insurrections, actuellement nommées « Les guerres de la pomme de terre ». L’acharnement à me reproduire paraît aujourd’hui irraisonné à première vue. Les choses étaient alors bien différentes. Les gens mouraient en masse de faim et de maladie. Un fait douloureux me revient en mémoire : j’ai enduré une terrible maladie à cause de l’ignorance génétique des Irlandais, affaire à prendre avec des pincettes avec toutes ces manipulations d’aujourd’hui. Par manque de défenses, je fus attaquée par le champignon Alternaria solani puis par Phytophthora infestans, ces deux-là sont comme un cancer, connus familièrement sous le nom de mildiou. Les champs d’Irlande se changèrent en véritables cimetières de mon corps à l’état de cadavres, suivis par les corps de presque un million d’Irlandais mourants parce qu’ils n’avaient rien à manger. Autant d’autres abandonnèrent le pays pour ne pas mourir de faim, vers le nord de l’Amérique, entre lesquels se trouvaient les Kennedy.
J’en viens à l’étape où je considère être indispensable, à la dénommée modernité, où les usages de mon corps s’élargissent. Les industries pharmaceutiques, textile, du bois et des carburants ont besoin de moi. Récemment je suis entrée dans la composition de l’éthanol et je suis aussi un adhésif efficace. Mais cela est secondaire car ma fonction principale a toujours été d’être un aliment. On me cultive actuellement dans cent dix pays. Mon corps a une présence colossale au niveau mondial, avec trois cent quatre-vingt millions de tonnes, c’est à peine si les céréales me dépassent ; je leur dispute en ce moment la première place. Il y a tant d’intérêt vis-à-vis de moi que l’on a même consacré toute une année à m’honorer. J’ai de ce fait la conviction que tous les humains qui peuplent la planète me connaissent, qu’ils m’ingèrent ou qu’ils m’aient goûtée plus d’une fois dans leur existence. Une masse de spécialistes me requièrent, les raisons ne leur manquent pas pour me chercher. Les généticiens veulent déchiffrer mes douze chromosomes d’une longueur de soixante-dix millions de paires de bases, équivalant à huit cent quarante millions de nucléotides ; cependant que les politiciens m’invoquent dans leurs programmes pour soulager les lamentations humaines. Les financiers passent leurs nuits à supputer les avantages qu’ils peuvent tirer de moi pour me convertir en gains. Les affamés rêvent de ma présence dans leur assiette. Les photographes recherchent mes meilleurs angles. Les poètes font de ma pulpe chair pour leurs métaphores. Et ainsi, chacun dans son domaine, me fait sienne. Pendant ce temps, un enfant du Tiers Monde joue à quatre pattes avec mon corps en imaginant que je suis une balle de caoutchouc.
Paris, 06 mai 2010
Traduit par MOÑINO Yves

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